Interview du réalisateur

Pourquoi avoir appelé ce film Museum ?
Mon souhait avec ce film était de rendre compte de la visite du musée d’Auschwitz-Birkenau telle que des millions de visiteurs la parcourent chaque année. Or c’est bien en tant que musée qu’une vaste majorité du public appréhende ce lieu, d’où le choix du titre. J’ai volontairement refusé d’ajouter la mention Auschwitz-Birkenau afin d’inviter le spectateur à se poser certaines questions avant même que le film ne débute : Peut-on réduire ce lieu à un musée ? Si ce n’est un musée, quelle est donc la fonction de ce lieu aujourd’hui ? Pourquoi se rend-on à Auschwitz ?

Le film ne donne quasiment rien à voir des lieux ni de l’exposition et préfère se focaliser sur les visiteurs. Pourquoi ce choix de ne rien montrer ?
Au cours du film, on entend de nombreuses fois les visiteurs exprimer une certaine déception de ne rien voir, qu’il n’y a que des murs. De fait, la question se pose : qu’y a t-il véritablement à voir à Auschwitz ? Vient-on là-bas pour voir ? Le sujet même de cette visite est l’extermination de millions d’êtres humains, leur effacement total. Comme le dit d’ailleurs l’un des guides, « c’est comme s’ils n’avaient jamais été ici ». Se confronter à cette absence et à l’immensité de ce vide reste donc le cœur de cette visite, qui revêt ainsi une dimension métaphysique. Et c’est pour rendre compte de cette intériorité de la visite d’Auschwitz que j’ai fait le choix de me concentrer sur les visiteurs et leurs réactions, plutôt que sur les salles d’exposition et leur contenu.

Le télescopage entre tourisme de masse et extermination de masse est malheureusement inhérent à l’existence de ce lieu en tant que musée. Et c’est une composante avec laquelle il faut s’accommoder.

C’est aussi un film sans personnage principal, sans dramaturgie apparente.
Oui parce que c’est ainsi qu’est construite la visite. Au musée d’Auschwitz-Birkenau, les guides n’ont pas pour vocation de raconter l’histoire émouvante d’une victime ou d’un rescapé en particulier, mais plutôt d’informer sur la machine de mort qui était à l’œuvre en ce lieu, de la façon la plus scientifique et globale qui soit. En tant que visiteur, on est donc abreuvé d’informations techniques, qui s’avèrent parfois crues et dures mais qui restent totalement dénuées d’émotion et de dramaturgie. Paradoxalement, alors qu’on est à une époque où le story-telling est roi, la visite d’Auschwitz, elle, se révèle être sans drama. La tragédie qui s’y est

yonathan levy museum shooting 2007

Yonathan Levy sur le tournage de Museum / Juin 2007

déroulée n’est pas visible, ni illustrée, ni jouée. Elle est simplement exprimée à travers des données et des chiffres; sans émotion. Cela demande donc un effort à tout un chacun pour l’imaginer, la ressentir et se l’approprier. Et c’est la raison pour laquelle beaucoup de visiteurs expriment avoir ressenti une émotion de manière rétrospective, bien après avoir quitté le lieu. Car il faut du temps pour digérer cette visite et comprendre sa véritable finalité.

Depuis quelques années, de nombreuses voix s’élèvent contre le tourisme de masse et le dark tourism. Est-ce aussi ce que vous avez voulu dénoncer à travers ce film ?
Tout d’abord je n’ai rien voulu dénoncer. J’ai simplement voulu montrer le lieu et la visite tels qu’ils sont et donner aux spectateurs l’occasion de prendre part à cette visite comme s’ils y étaient. Je n’ai pas voulu non plus me focaliser sur les comportements inappropriés des visiteurs car cela ne reflète pas la réalité du lieu ni la diversité des réactions que peuvent avoir les visiteurs sur place. On ne visite pas le lieu de la même façon ni l’on ne réagit de la même manière selon qu’on vienne de Pologne, d’Israël, d’Allemagne, de France ou du Japon, selon qu’on soit un adolescent ou un adulte du troisième âge, ou encore selon qu’on soit en voyage de groupe ou en famille. Il était important pour moi de conserver cette pluralité des points de vue afin justement que le spectateur puisse lui-même se projeter dans cette visite avec son propre narratif, sa propre culture et connaissance du sujet. Maintenant, évidemment que cela reste très troublant de voir des gens s’amasser devant la porte de la chambre à gaz et attendre leur tour pour y entrer. On sent d’une certaine façon le souhait plus ou moins inavoué d’une grande partie des visiteurs de revivre étape par étape les souffrances et les sévices endurées par les victimes. C’est très troublant et cela crée un malaise. Mais je ne pense pas que ce soit suffisant pour critiquer les visiteurs qui se rendent sur ce lieu ni même critiquer le musée qui met à leur disposition un ensemble de services afin qu’ils appréhendent ce lieu autant que faire se peut. Le télescopage entre tourisme de masse et extermination de masse est malheureusement inhérent à l’existence de ce lieu en tant que musée. Et c’est une composante avec laquelle il faut s’accommoder.

Le musée vous a t-il laissé libre de filmer comme vous l’entendiez?
La plupart des images du film ont été tournées en 2007. J’avais 23 ans à l’époque et je suis venu filmer seul, sans prévenir le musée ni de ma venue ni de mon projet. Je pense que les autorités du musée ne m’ont pas pris très au sérieux, vu mon jeune âge. Mais comme j’étais déjà sur place, ils m’ont finalement octroyé cette autorisation de filmer, non sans me demander avec insistance si je ne voulais pas aussi interviewer des spécialistes ou des historiens. Ils avaient vraiment du mal à comprendre que je puisse vouloir filmer uniquement les visiteurs. Mais en 2019, lorsque je suis retourné sur les lieux afin de filmer les dernières images du film, les choses étaient alors beaucoup plus encadrées. Je devais toujours avoir à mes côtés un guide qui m’accompagne, me renseigne, me conseille et, d’une certaine façon, me surveille aussi. J’ai senti que le musée voulait avoir plus de contrôle sur les images prises du lieu, ce qui est tout à fait compréhensible au vu de la sensibilité du sujet et du danger de la médiatisation à travers les réseaux sociaux.

[…] j’éprouve encore du mal à me dire que j’ai compris ce qu’est la Shoah. Ça me questionne dans mon être, c’est existentiel par essence et c’est ce que je souhaitais mettre en avant à travers ce film.

Pourquoi s’est-il écouté autant de temps entre ces deux tournages ?
Il se trouve que Museum et Das Kind, mon précédent film, ont été tournés à peu près au même moment. Déjà à l’époque, j’ai dû faire un choix entre ces deux projets. J’ai donc mis de côté Museum afin de pouvoir finaliser Das Kind, qui aborde notamment la question de la Shoah roumaine. Seulement, une fois le film fini, je n’avais plus les ressources psychologiques pour continuer à travailler sur la Shoah. J’ai donc commencé à travailler sur d’autres projets et Museum est resté ainsi à l’état de rushs et de film inachevé. Ce n’est qu’en 2017, après être retourné à Auschwitz-Birkenau dans le cadre d’un voyage personnel, que j’ai réalisé à quel point les images que j’avais tournées à l’époque restaient toujours d’actualité. Cela a eu l’effet d’un déclic sur moi et c’est ce qui m’a poussé à reprendre Museum.

Et cela vous a pris encore 4 ans pour achever le film.
Oui, pour la simple et bonne raison que j’ai manqué de financement, ce qui fait que j’ai dû accomplir une très grande partie du travail seul, en autofinancement. Or on parle ici d’un travail colossal, notamment sur le son.

Pouvez-vous nous en dire plus là-dessus ?
Depuis les prémices du projet, je savais qu’il me faudrait reconstituer entièrement le son du film, tout simplement parce que je ne pouvais pas mettre de micro sur les visiteurs anonymes que je filmais, ce qui fait que la qualité du son original était très médiocre. Mais aussi parce que je souhaitais avoir une flexibilité dans l’agencement du son, qui pour moi est l’élément à travers lequel le visiteur se sent vraiment plongé dans la visite. La majeure partie du son a donc été reconstruite, voire même créée, en post-production. Il y a le travail sur le bruitage évidemment mais il y a surtout le travail sur le doublage des voix, qui a demandé l’intervention de 85 acteurs dans 11 langues. Cet entrechoquement des langues était pour moi crucial car il reflète la dimension internationale du lieu. Et c’est ce qui a complexifié le travail sur ce film.

On se pose justement la question de savoir si ces paroles ont été réellement prononcées par des visiteurs ou si elles ont été écrites par vous ?
Non, toutes ces paroles ont bien une source véritable. Elles proviennent de dialogues enregistrés lors du tournage, d’interviews de visiteurs, de discussions auxquelles j’ai assisté voire même pris part. Elles proviennent aussi d’articles de presse relatant des visites à Auschwitz, de posts écrits par des visiteurs sur TripAdvisor, de vidéos mises en ligne sur Youtube par des touristes se filmant en train de faire la visite. Toutes ces phrases ont été réajustées, des fois combinées, afin de pouvoir être placées à l’endroit que je souhaitais. Elles ont aussi pour la plupart été traduites, ce qui fait qu’elles ont subi un traitement. Elles ne sont donc pas identiques à l’originale mais elles en gardent le sens et l’intention. Il n’y a qu’un seul élément fictif dans le film, que je ne révélerai pas, mais qui reste assez simple à identifier, et que j’ai conçu comme une sorte de trame pseudo-narrative. Je voulais que cet élément serve de fil conducteur au film, justement pour souligner ce que j’ai évoqué plus tôt, à savoir qu’il n’y a pas de story ni de drama lorsque l’on visite Auschwitz. Et que si l’on s’en tient à l’aspect extérieur de la visite, le seul élément de dramaturgie qu’on puisse y trouver reste quelque chose de superficiel. D’ailleurs, si j’ai eu beaucoup de mal à trouver du financement pour le film, c’est justement parce que les fonds d’aide à la production cinématographique me réclamaient des personnages, de la dramaturgie, quand j’essayais de leur faire comprendre que c’est là tout le défi de cette visite à Auschwitz; à savoir cette absence de dramaturgie et de fictionnalisation. A mon sens, c’est même plutôt bénéfique puisque ça nous pousse à faire un effort et à aller chercher plus loin à comprendre, c’est-à-dire au plus profond de nous-mêmes. Moi qui aie passé des années à explorer ce sujet, j’éprouve encore du mal à me dire que j’ai compris ce qu’est la Shoah. Ça me questionne dans mon être, c’est existentiel par essence et c’est ce que je souhaitais mettre en avant à travers ce film.